Sangatte, son golf et ses paysans en colère
À l’endroit même où se trouvait le centre d’accueil des migrants, à Sangatte, Eurotunnel va créer un golf 18 trous. Et exproprier des agriculteurs, qui n’ont pas l’intention de se laisser faire.
Pour fêter ses vingt ans, Eurotunnel s’est offert un joli cadeau : un golf de 18 trous sur 120 hectares, à Sangatte (Pas-de-Calais), enrichi d’un complexe hôtelier de luxe et d’une station balnéaire. Sans compter plusieurs commerces et résidences touristiques. La surface totale approche les 160 hectares. L’ouverture est prévue en 2017. Sur le site même de l’ancien centre de la Croix Rouge, qui accueillait des migrants jusqu’à sa fermeture en 2002, par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. D’ailleurs, le projet date de cette époque.
Vue aérienne de l'ancien centre de la Croix Rouge qui accueillait des migrants, Sangatte, 2002.
Crédits : SIPA
« La présence des migrants perturbait le fonctionnement de l’Eurostar et des ferries, et donnait une image terrible de la commune, explique Guy Froment, consultant pour Eurotunnel, qui porte le dossier depuis ses débuts. La commune de Sangatte et Eurotunnel, propriétaires du terrain, voulaient en finir avec ces problèmes de circulation et de réputation. D’où l’idée de faire un golf. » Par un heureux hasard, la décision de Nicolas Sarkozy a permis de libérer les lieux. Onze ans plus tard, en février 2013, la ville de Sangatte confiait la concession d’aménagement de « l’écovillage balnéaire de la porte des deux caps »(1) — nom officiel du projet — à... Eurotunnel.
« Il faut y voir une opération de communication : remplacer les réfugiés kosovars par des golfeurs anglais »
Promesses d'emplois
À Sangatte, ce futur golf est accueilli favorablement par les habitants. La région, touchée par la désindustrialisation, connaît un taux de chômage qui avoisine les 14 %. « D’après des estimations globales, il y aurait quelques centaines d’emplois créés ou maintenus grâce aux travaux de construction, et une centaine d’emplois créés grâce aux nouvelles activités », précise Guy Froment. Sachant qu’une bonne partie de ces activités seront liées au tourisme, donc saisonnières. Les réunions d’information organisées depuis plus d’un an par la mairie ont confirmé le soutien de toute la population. Toute... ou presque. Une poignée d’agriculteurs bataille ferme contre le golf. Et pour cause : il va prendre leurs terres. À l’image de Damien Van Haecke, cultivateur de semences de pommes de terre, et de Bertrand Baey, éleveur de bovins (voir la vidéo).
Des indemnités ont pourtant été négociées entre Eurotunnel et Sangatte, d’une part, et la chambre régionale d’agriculture et les syndicats, d’autre part. Le montant total a été fixé à 3,6 millions d’euros. À répartir entre une dizaine d’agriculteurs, propriétaires et exploitants, dont plus de la moitié verront leur surface amputée d’au moins 75 %. Mais la plupart n’en veulent pas. Ils estiment qu’une fois expropriés, ils n’auront aucune chance de retrouver des terres cultivables. « L’indemnisation ne remplacera jamais nos terres, explique Damien Van Haecke. Nous y sommes installés depuis plusieurs générations, et nous voulons les transmettre à nos enfants. »
Pour eux, le projet de golf n’a qu’un objectif : permettre à Eurotunnel, propriétaire de 25 % des 160 h, de faire une opération de spéculation immobilière. « Vu la conjoncture économique, dans l’immobilier et dans cette région, cet argument n’est guère recevable », souligne Guy Froment.
« Au mieux ce sera une opération blanche, d'un point de vue financier. » De fait, il faut y voir avant tout une opération de communication : effacer le passé et remplacer les réfugiés kosovars par des golfeurs anglais. Si la thèse des agriculteurs paraît fragile, certaines de leurs remarques, en revanche, sont plutôt solides.
Présentation du projet de l'éco-village balnéaire et du golf à Sangatte.
Crédit : http://www.eurotunnelgroup.com/
Eurotunnel tout -puissant
Elles mettent d'abord en lumière la puissance économique d'Eurotunnel. Le budget d'aménagement du golf est estimé à 29 millions d'euros. Une bagatelle pour ce groupe. L'époque où il croulait sous les dettes et suscitait la colère de ses petits actionnaires est révolue. Depuis 2009, Eurotunnel est bénéficiaire. En 2013, son chiffre d'affaires s'est monté à 1,09 milliard d'euros, en hausse de 12 % par rapport à 2012. Jacques Gounon, PDG depuis 2007, n'hésite pas à présenter son entreprise comme une « machine à cash » - dont il est le premier bénéficiaire, avec un salaire annuel de 1,1 million d'euros (2). Outre sa mission initiale - la gestion du tunnel sous la Manche -, le groupe a développé de multiples activités. Dans le fret ferroviaire, notamment. Il a ainsi obtenu la concession des terminaux de sept ports français, de Dunkerque à Rouen, Strasbourg et Bordeaux. Un secteur qui a connu 16 % de croissance en 2013. Sa force financière lui donne un vrai poids politique. Dans la région, personne ne résiste à Eurotunnel. Excepté quelques irréductibles paysans.
« Eurotunnel est devenue « une machine à cash », selon les mots de son PDG.
Entre autres arguments, ces derniers s'interrogent sur la pertinence d'une déclaration d'utilité publique... pour un golf. Ses promoteurs en avaient besoin pour une raison : elle seule permet de recourir à des expropriations. Prononcée en juillet 2013 par le tribunal administratif de Lille, elle s'appuie sur les conclusions d'un rapport rendu six mois plus tôt (3). Son auteur reconnaît d'ailleurs qu'une telle déclaration « peut poser question ». Avant d'évoquer les créations de logements, associées au golf, qui, elles, relèvent de l'utilité publique. C'est ainsi qu'il justifie sa décision : « les deux éléments sont liés et ne peuvent être dissociés ». Mais il n'explique pas pourquoi. Ce golf ne pouvait-il donc se faire sans la construction d'habitations voisines ?
Le document rappelle ensuite l'obligation de réaliser « un minimum d'équipements publics ». Avant de souligner « une relative imprécision quant à la nature des équipements prévus », et de suggérer que cette obligation n'est pas remplie. Interrogé sur ce point, Guy Froment répond que « des discussions sont en cours entre les collectivités locales ». En somme, rien n'est décidé. Enfin, le rapport donne raison aux futurs expropriés en précisant que les indemnités ne suffisent pas. Son auteur regrette que le projet « ne rappelle pas plus explicitement le contexte agricole local et ne fixe pas d'objectifs en la matière. »
Marché saturé
Sur le terrain économique, le futur golf va devoir affronter une forte concurrence. Il existe une demi-douzaine de parcours dans un rayon de 40 km, du Touquet à St Omer, Hardelot et Wimereux. Ce dernier, un des plus anciens de France (il a ouvert en 1901), se sent menacé. « Nous étions le golf le plus proche du tunnel, d'où arrivent de nombreux touristes, explique un de ses responsables. Si ce parcours voit le jour, nous n'aurons plus cet avantage. Autant vous dire que nous ne sautons pas de joie. » D'autant que la fréquentation des golfs de la région est en baisse constante depuis plusieurs années.
Celui du Touquet est passé de 40 000 à 34 324 visiteurs annuels entre 2008 et 2012, et celui d'Hardelot de 38 099 à 29 661 entre 2008 et 2011 (4). Ils appartiennent d'ailleurs tous deux au groupe Open Golf, candidat à la gestion du futur green de Sangatte... Dans ce marché saturé, il va falloir batailler ferme pour trouver une clientèle. Et dépasser un autre obstacle, souligné par les cultivateurs qui connaissent bien le sujet : les terres prévues pour le parcours de 18 trous sont balayées toute l'année par un vent qui souffle en moyenne à 30 / 40 km/h. Le terrain sera donc réservé à une élite qui maîtrise le maniement du club. Ce qui réduit un peu plus encore le public visé.
« Dans un rayon de 40 km, il existe déjà une demi-douzaine de golfs »
À tous ces arguments, le maire de Sangatte (Guy Allemand, divers gauche), principal promoteur du projet, n’a pas souhaité nous apporter de réponses. Du côté d’Eurotunnel, cette remarque spontanée faite par un cadre, à l’humour particulier, pourrait bien conforter Damien Van Haecke et ses amis dans leur sentiment d’être « méprisés » : « Grâce à nous, les agriculteurs vont pouvoir se mettre au golf. C’est plutôt bien, non ? »
1 - un site préservé très touristique, entre le cap Gris-Nez et le cap Blanc-Nez
2 - source : Document de référence 2013 du groupe Eurotunnel
3 - source : « Enquête préalable à la déclaration d'utilité publique », Yves Allienne, 20 janvier 2013
4 – source : « Fréquentation des équipements touristiques de Nord – Pas de Calais », document du Comité régional de tourisme Nord – Pas de Calais (2013)
Propos recueillis pas Martin Brésis et Nina Robert.
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